III
L’oiseau noir Gravious survolait lentement la reconstitution du grand combat naval d’Octovolein, son ombre glissant sur les flots jonchés d’épaves, sur les voilures et les ponts de longs navires de bois ; les soldats qui se tenaient massés sur les ponts des plus gros navires ; les marins qui hissaient des agrès ; les canonniers qui préparaient leurs charges et y boutaient le feu, et les corps qui flottaient dans l’eau.
Un soleil bleu-blanc éblouissant brillait dans un ciel violet. L’air était sillonné des tramées entrecroisées laissées par les missiles primitifs, et la voûte du ciel semblait reposer sur les hautes colonnes de fumée qui s’élevaient des vaisseaux et des transports touchés. L’eau était bleu foncé, ondulée, piquetée d’impacts fumants de fusées, plissée d’écume à la proue de chaque navire et couverte de flammes là où du pétrole avait été déversé entre deux bâtiments dans une tentative désespérée pour empêcher un abordage.
L’oiseau survola la scène sur son pourtour, à l’endroit où la mer prenait abruptement fin en une muraille d’eau figée et où le sol nu du dock général reprenait ses droits, à peine cinq mètres plus bas, lui aussi jonché de débris – comme si la marée avait abandonné ce côté mais pas l’autre. Mais si l’on y regardait de plus près, on découvrait qu’il s’agissait d’objets – fragments de navires ou de personnages – qui avaient servi à la construction. La scène incomplète de combat naval occupait moins de la moitié des seize kilomètres carrés du dock. Elle aurait constitué le chef-d’œuvre de Service Couchettes, son ultime accomplissement. À présent, elle risquait de n’être jamais achevée.
L’oiseau noir continua son chemin, dépassant quelques-uns des drones des navires à la surface du dock ; ils ramassaient des débris sur le chantier pour les entasser sur un convoyeur immatériel qui semblait consister en une mince couche d’air miroitant. Gravious donna un coup d’ailes. Son but se trouvait à l’autre extrémité du double dock général, entre cette section interne et le hangar qui s’ouvrait à l’arrière du vaisseau. Quelle idée avait eue cette femme de s’installer à l’avant près de l’endroit où s’était élevée la tour ! Pas de chance qu’il soit obligé d’aller tout à fait à l’arrière !
Il avait déjà parcouru à tire-d’aile les vingt-cinq kilomètres d’espace intérieur, empruntant le gigantesque corridor central plongé dans l’obscurité, longeant les portes closes de docks que signalaient quelques maigres lumières, dans un silence absolu ; il y avait un kilomètre d’air au-dessous de ses ailes qui battaient paisiblement, un kilomètre au-dessus, et un autre de chaque côté.
En considérant ces vastes espaces lugubres, l’oiseau se disait qu’il aurait dû s’estimer satisfait ; le vaisseau l’avait tenu à l’écart de cette zone pendant quarante ans, et il n’avait eu accès qu’au kilomètre supérieur de la coque, qui abritait les anciennes zones de vie et la majorité des Stockés. Gravious possédait d’autres sens que ceux d’un animal ordinaire, et il les avait déjà utilisés pour sonder les portes des docks et découvrir ce que ceux-ci contenaient éventuellement. Mais pour autant qu’il puisse dire, les milliers de hangars étaient vides.
Il n’avait exploré, pour le moment, que le dock général industriel, l’espace d’un seul tenant le plus vaste du vaisseau lorsque ses cloisons étaient escamotées : neuf mille mètres de profondeur, près du double de largeur, empli de bruits, de lumières clignotantes et de mouvements que leur vitesse rendait flous, où le vaisseau produisait des milliers de machines nouvelles, pour faire… qui savait quoi ?
La plus grande partie de cet espace industriel n’était même pas sous atmosphère ; cela accélérait les déplacements du matériel, composants et machines. Gravious volait à présent dans un transtube transparent incorporé au plafond. Au bout de neuf kilomètres, il était arrivé devant un mur qui conduisait à la relative sérénité (ou, tout au moins, au silence) de la reproduction du combat naval. Il avait déjà parcouru la moitié du chemin ; encore quatre mille mètres et il serait arrivé. Les muscles de ses ailes étaient endoloris.
Il se posa sur le parapet de la terrasse qui donnait sur l’arrière de ce secteur des docks généraux. Au-delà, il y avait trente-deux kilomètres cubes d’atmosphère inoccupée ; un dock général parfaitement vide, le genre d’endroit où un VSG normal de cette taille aurait pu fabriquer un VSG plus petit, accueillir un visiteur, établir un environnement outremondier, comme une gigantesque chambre d’ami, créer un complexe sportif, ou encore le subdiviser en petits espaces de stockage ou de fabrication.
Gravious tourna la tête pour regarder le modeste tableau sur la terrasse, qui avait été, dans une existence antérieure, avant que le VSG ne décide de devenir Excentrique, une terrasse de café avec une magnifique vue sur les docks. Sept humains y posaient, le dos tourné à la vue, face à l’hologramme d’une piscine vide et silencieuse. Ils étaient en maillot de bain, assis dans des chaises longues autour de tables basses encombrées de verres et d’amuse-gueule. Le Stockage les avait saisis en train de rire, de bavarder, de cligner des yeux, de se gratter le menton ou de boire.
Un tableau célèbre, apparemment. Gravious ne le trouvait pas très artistique, mais il supposait qu’il fallait le considérer sous un certain angle pour en découvrir la beauté.
Il leva une patte du parapet et se laissa tomber dans l’atmosphère du dock général. Mais il heurta quelque chose entre le hangar et lui, et rebondit d’abord sur la paroi du dock puis sur le mur invisible ; il se rétablit et vola à petits coups d’ailes le long de la barrière, se retourna sur lui-même quand il fut de nouveau à hauteur de la terrasse, et s’y posa.
Hum, se dit-il. Il se risqua de nouveau à utiliser les sens qu’il n’était pas supposé posséder. Il y avait quelque chose de solide dans le hangar. Ce qu’il avait heurté n’était ni du verre ni un champ de force barrant l’accès à un hangar vide ; celui-ci n’était pas vide, en fait. Et ce qu’il avait heurté était le bord d’une projection. De l’autre côté, sur deux kilomètres au moins, il y avait de la matière solide. De la matière solide et dense, en partie exotique.
Voilà. L’oiseau s’ébroua, se lissa les plumes avec son bec. Puis il regarda autour de lui et sautilla en battant des ailes en direction des personnages du tableau. Il les examina rapidement, tour à tour, inspectant un œil par-ci, une oreille par-là, comme s’il cherchait un parasite bien juteux. Il allait jusqu’à regarder dans les narines ou sous les mèches de cheveux.
Il lui arrivait assez souvent de faire cela, d’étudier les prochains sur la liste, ceux qui allaient être ramenés à la vie et emportés. Comme s’il y avait quelque chose à apprendre de leurs postures soigneusement artificielles.
Il picora, d’une manière nonchalante et montrant peu d’intérêt, une touffe de poils à l’aisselle d’un homme, puis s’éloigna en sautillant pour étudier le groupe à partir de plusieurs tables voisines et sous plusieurs angles, essayant de trouver la juste perspective pour observer la scène. Ils allaient tous partir bientôt, en réalité. Ce lot comme le reste, mais pour être ramené à la vie, alors que la plupart des autres seraient simplement Stockés ailleurs. Dans quelques heures, ces hommes et ces femmes allaient redevenir, quelque part, des êtres vivants. C’était drôle d’y penser.
À la fin, l’oiseau secoua la tête, déploya ses ailes et s’éloigna en sautillant à travers l’hologramme, pour traverser l’ancien café désert, prêt à entamer la première partie de son voyage qui le ramènerait à sa maîtresse.
Quelques instants plus tard, l’avatar Amorphia émergea d’une autre partie de l’hologramme, se tourna pour jeter un coup d’œil à l’endroit où l’oiseau avait traversé la projection, puis alla s’accroupir devant le personnage dont Gravious avait picoré l’aisselle.